Quartier de l’Acropole. Je traîne, désoeuvrée, j'ai raté un avion. Un homme accourt vers moi d’un pas pesant, ses cheveux gris échevelés. " Vous êtes française ? " " Oui… " Soulagement de sa part. " Ah… " Il bafouille un moment. Il semble bouleversé. " Je suis français. On vient de me voler. Je n’ai plus rien, plus un sou. " Se retrouver en pays étranger sans une connaissance ni un kopeck en poche, pas même de quoi se payer un verre d’eau ou un appel téléphonique, cela m’est déjà arrivé à Madrid, lors d'une mission pour Thalès. Je ne peux que compatir.
" Je rentre de reportage. Des Serbes m’ont coincé à l’aéroport militaire. Regardez ! " Il me montre le fond tailladé de sa vieille besace en cuir. " Ils ont pris mon magnétophone. Trois mois de travail ! " Il en est malade. Moi aussi. Il ne me laisse pas parler. " L’ambassade est fermée. Je dois attendre lundi. " Je ne peux pas le laisser dans la merde. " Venez, je vous invite à déjeuner ! " Cela me fera gagner du temps pour voir si oui ou non il me " pipeaute ". Il veut rejoindre une copine qui vit sur une île. Elle pourra le dépanner. Mais il n’a même pas de quoi se payer le train. " Je travaille pour Libération. Vous connaissez ? " Tu parles si je connais ! Je lui fais part de mon envie de devenir journaliste. " Regardez, je suis déjà équipée ". Je lui montre mon Nikon. " Ah ben justement, je cherche un photographe. Le mien m’a lâché. " Je bondis : " Ca m’intéresse ! " Ne connaissant rien au journalisme, mes velléités de reportage avaient tourné court et s'étaient résumées à quelques photos de chèvres et de bergers, prises de loin, au hasard. " Vous êtes prête à partir en reportage avec moi, à me suivre en Serbie ? " " Oui, au contraire ! "
Cet homme tombe du ciel, littéralement. " Ah ben écoutez, dès que je rentre à Paris, je vous recontacte et nous passons à Libé régler les formalités. " Il me dit s’appeler Jean Quatremer, un pseudo. Son vrai nom, Jean-Paul Lurier. Il me montre sa carte d’identité. Je m’enquiers des salaires. C’est moins que ce que je gagne, mais ça va. Je réalise que je suis prête à n’importe quel sacrifice. Je suis sur un nuage. Mon rêve pourrait devenir réalité. Je ne dois pas laisser passer cette chance. Il accepte mon invitation, mais pas à déjeuner, seulement pour un café, ce qui m'étonne un peu. Il pue le bouc, mais cela conforte l’idée que je me fais du reporter en mission. Je cherche vainement un moyen de le coincer. Impossible, il parle sans cesse. Politique, journalisme, … Il n’arrête pas. Il me questionne. Impossible de me concentrer. J’essaye de le situer un peu mieux. " Tu connais untel ? " " Oui bien sûr, un ami de machin ! " Je décide d’appeler Sophie - son copain est grand reporter - et je m’échappe un moment aux toilettes. Elle me dira tout de suite s’il connaît ce type, au moins de nom. Mais les toilettes sont trop proches de la table. L'homme m’entendra, je n’ose pas appeler. Je décide de jouer quitte ou double. S’il est honnête, ce serait dégueulasse de ne pas l’aider, s’il est malhonnête, tant pis. Je ne veux pas risquer de léser un innocent. Nous nous rendons à un distributeur de billets. Je tire 50 000 drachmes, six cent francs environ, que je lui tends. Il me remercie, me fait la bise et disparaît. J’appelle aussitôt Sophie : " Devine ce qui m’arrive ! " Elle m’arrête aussitôt : " C’est du pipeau ton truc ! " L’évidence me saute alors aux yeux. De retour à Paris, j’appelle l'hôtel de ses parents, dont il m'avait laissé les coordonnées. " Lurier ? Non, le propriétaire ne s’appelle pas Lurier. " Ce qu’il ignore, c’est que je lui suis immensément redevable. Grâce à lui, un déclic s'est produit. Pour la première fois, je venais de m'envisager journaliste. Jusque là c'était une chose impensable. J'étais scientifique, j'étais ingénieur. J'étais une personne sérieuse, conforme à l'image que l'on se faisait de moi et qui me flattait gentiment. Et là, tout à coup, comme un voile que l'on aurait brusquement arraché, en l'espace d'une seconde, je réalisai que j'étais prête à tout pour devenir journaliste. Cette vague envie, latente depuis longtemps, venait de se transformer en un désir plus fort que tout. C'était comme si, tout à coup, quelqu'un était venu me donner de mes nouvelles (André Breton). Je serai journaliste.
Juin 2000 - Texte et Photo © Sylvie Lasserre
bonjour,
j'ai moi aussi un virage à prendre. j'espere vous lire vite et pouvoir echanger sur une mutlitude de vues.
yannick
Rédigé par : yannick dumas | 24/01/2007 à 07:26
Je vous envie pour tous vos voyages
Rédigé par : cherkaoui | 25/12/2006 à 16:50
J'ai rencontré le même type à Lisbonne, il y a une quinzaine d'années.
Mais comme j'étais déjà journaliste, j'ai économisé quelques escudos...
Il semble que vous soyez aussi passée dans la "ville blanche" si bien filmée par Wenders.
Bonne continuation à vous
(et n'oubliez pas de reprendre vos pérégrinations Desnoso-lutétiennes, quand vous reviendrez de voyage-reportage)
Rédigé par : Stephane Thepot | 04/01/2006 à 14:28