Souvent, je repense à Victor. Victor… celui dont on riait gentiment au labo de microélectronique... J'ai oublié son nom de famille. Il écrivait un roman pendant sa thèse. Cela se savait. Cela se disait, en douce. C'est ça qui nous amusait. Moi qui venais d'arriver, je comprenais enfin ce qu'il faisait, imperturbablement penché sur son Macintosh. Tout de suite, cela me l'avait rendu sympathique. Il m'avait proposé de lire son tapuscrit. Un roman fleuve. Un village africain. Beaucoup de personnages, des descriptions grouillantes de vie. Cette richesse m'étonnait. Le paquet de feuilles était déjà très épais. Quatre centimètres au moins. Après sa soutenance de thèse, les commentaires du jury furent polis et explicites : " Nous espérons que vous avez effectué un bon séjour à Orsay. " Je riais intérieurement. Il s'en foutait, je crois. Puis il avait quitté le labo. Il n'y avait pas de place pour lui de toutes façons. Depuis, plus de nouvelles. Cela fait quinze ans.
Entre temps, j'ai " appris " à écrire, même si j'écris depuis toujours. Disons que j'ai acquis quelques rudiments de techniques d'écriture. Un an de formation journalistique, en congé Fongécif. A présent, au bureau, je fais comme lui. Je veux écrire un livre. J'écris et j'imagine que cela commence à se savoir. Je compte les pages. Cent cinquante déjà ! Mais je sens qu'il manque une charpente à toute cette matière. Il faut la retravailler. En faire un ensemble monolithique ? L'éclater en trois ou quatre romans plus courts ? Transformer le tout en nouvelles ? Et de temps à autre, je pense à Victor. J'en suis au même point que lui, quinze ans plus tard. Je comprends aujourd'hui ce qu'il a vécu. Qu'est-il advenu de son roman ? Je n'ai plus jamais entendu parler de lui. Cela n'a pas dû marcher. Il avait pourtant l'air déterminé et sûr de lui. J'aimerais savoir. Impossible de me souvenir de son nom de famille.
Il faut maintenant que je passe à la vitesse supérieure. J'ai besoin d'apprendre à bâtir un roman, un scénario. Je suis allée dans une librairie. Une vendeuse m'a conseillée : " J'écris mon premier roman ". " On ne fait pas mieux ", m'a-t-elle dit. Rupture de stock. J'ai dû le commander. Dix jours plus tard, je récupère enfin le grimoire. Avide, avant de retourner bosser, je m'installe à une terrasse de café. Lire au moins les premières pages. J'attaque la préface. Je lis rarement les préfaces. Celle-ci me parle. Elle est pleine de conseils d'ordre général sur la manière de s'y prendre pour devenir écrivain " professionnel ". Elle est courte et pleine de bon sens. A la fin, trois petites lignes en guise de signature :
Victor Bouadjio
Ecrivain
Et Directeur d'Ecrire Aujourd'hui
Victor ! Victor Bouadjio ! C'est lui ! Victor a réussi ! Je me mets à trembler. C'est donc possible ! Aussitôt, je tente de l'appeler. On me dit qu'il est au salon du livre à Genève. Je réessayerai plus tard. En attendant, j'ai trouvé sur le web : " ' Demain est encore loin ', de Victor Bouadjio, 1989, a obtenu le Grand Prix littéraire de l'Afrique noire. "
Août 2002 - Texte et photo © Sylvie Lasserre
Très bon suspens (surtout quand on déroule le texte à l'écran) et très belle conclusion... Une histoire touchante + une écriture efficace = j'ai pleuré à la fin ! Encore bravo pour cette brillante reconversion.
Rédigé par : Frank | 08/02/2007 à 09:52