Suisse
Nous l'écoutions parler, un peu hébétés, assis au bar de l'hôtel Eiger à Grindelwald. Jasmin avait l'air exténué et pourtant débordait d'énergie. Le cheveu blond en bataille, le tee-shirt trop moulant, elle semblait presque avoir disjoncté et, bien que nous n'ayions fait sa connaissance que cinq minutes plus tôt, elle nous amusait déjà par ses envolées lyriques sur les montagnes de sa région. Des montagnes qui, elle nous le jurait, n'étaient pas comme toutes les autres montagnes. Oui elle l'admettait, cela pouvait paraître idiot de dire cela, mais c'était vrai, nous verrions bien nous-mêmes. C'était... elle ne savait comment dire... un décor de théâtre... des montagnes presque... vivantes... Non elle n'arrivait pas à nous l'expliquer mais nous verrions bien !
Je tentai à plusieurs reprises d'amener la conversation sur le sujet qui m'intéressait, l'objet de notre reportage, les Japonais en Suisse, mais rien à faire, elle revenait toujours à son obsession. " Ici, les montagnes ont vraiment un caractère. " J'avais mis ça sur le compte de sa grande fatigue et de son état manifestement euphorique. Elle avait en effet passé la journée à s'occuper de 400 hélitreuillages pour des touristes qu'il avait fallu évacuer de Grindelwald, restée coupée du monde quatre jours durant.
Oui, un véritable déluge venait de s'abattre sur le centre de la Suisse, dans l'Oberland bernois, arrachant les ponts et les rails de chemin de fer, emportant les maisons, barrant les routes. Torrents de boue, inondations, glissements de terrain, ... Electricité et téléphone coupés. En guise de jolis alpages, j'étais gâtée... Tous les journaux titraient sur l'ampleur de la catastrophe et ses dégâts. De mémoire d'homme, du jamais vu en Suisse. Adieu verts pâturages et jolis veaux...
Sitôt descendus de l'avion à Zürich, nous avions appris la nouvelle : nous ne pourrions rejoindre Grindelwald dans l'immédiat. D'ailleurs, il n'était plus sûr du tout que nous puissions nous y rendre avant notre départ huit jours plus tard. Nous étions donc partis passer les quatre premiers jours à Bad-Ragaz, le pays de Heidi. Et, si le temps le permettait, nous terminerions notre séjour à Grindelwald. Nous ne faisions qu'intervertir nos deux destinations. Pas de grand chamboulement finalement.
Bad-Ragaz. Ville d'eaux. Partout, des terrains de golf. Un casino aussi. A l'hôtel, ambiance surannée et huppée. Style " Mort à Venise ". J'ai l'impression d'être en cure thermale. Sans nos chasses aux touristes japonais dans la montagne durant la journée, je pourrais vraiment le croire. Dîners chaque soir à l'hôtel, un château du 19e siècle, à 18 heures trente pétantes. Dans le " réfectoire ", je me revois quelques années en arrière, au pensionnat. Clientèle âgée et silencieuse dans une salle au charme très désuet. Baies vitrées donnant sur un parc centenaire. Arbres aux essences variées et aux frondaisons s'étageant sur plusieurs niveaux. En arrière-plan, les montagnes. Les belles montagnes... Et le calme.
A huit kilomètres, Maienfeld, la patrie de Heidi, la petite Suissesse dont le récit de la vie a fait le tour du monde et qui, chaque jour, draine ses cohortes de Japonais. Heureusement, nous dénichons des vélos à l'hôtel, qui nous permettent de nous y rendre facilement. Nos journées ne sont que courses à vélo et marches dans la montagne, à l'affût du moindre groupe de touristes nippons, et mini-interviews, qui s'avèrent très limitées : " Yes I like Heidi very much ! She's very cute ! " Difficile d'en obtenir plus malgré notre bonne volonté à tous. Nous avons pensé à tout, sauf à prendre un interprète ! Peu importe.
Ces longues courses dans la montagne sont un véritable délice. Monter sur l'alpage jusqu'au chalet du grand-père de Heidi, se rendre au village de Heidi, visiter une grange qui propose des " nuitées dans la paille ", parler aux touristes japonais, heureux et enivrés comme nous d'air pur et de paysages idylliques, entendre tinter les cloches des vaches, regarder gambader les veaux... et... admirer les montagnes... Tout simplement.
Nous apprenons enfin que Grindelwald est de nouveau accessible. La ligne de chemin de fer reste coupée mais un service de navettes a été mis en place à Interlaken. Quatre jours plus tard, nous y sommes. Dans la vallée, les dégâts sont encore apparents. A Grindelwald, il n'y a quasiment plus trace du déluge. Nous filons à l'hôtel déposer nos bagages avant de ressortir.
Retour au bar de l'hôtel Eiger. Vainement, j'essaye d'imaginer ce que Jasmin peut bien vouloir dire avec ses montagnes. Mais non... décidément, je n'y arrive pas. Je mets tout ça sur le compte de son stress et d'une espèce de patriotisme qu'elle aurait pour sa région. Qu'auraient de plus ses montagnes ? Je la relance une fois encore sur les Japonais. Elle ne doit pas comprendre mon " idée fixe "... Finalement, elle nous conseille, pour le lendemain, de nous rendre à la "Grosse Scheidegg", et elle prend congé.
Dix heures du matin. Col de la "Grosse Scheidegg". Le car nous dépose au sommet et nous abandonne au milieu d'un silence impressionnant. Des nuages menacent de nous envelopper. La présence des cimes alentour est bienveillante et inquiétante à la fois. C'est à ce moment là, je crois, que le charme commence à opérer. Nous projetons de descendre à pied pour retrouver un groupe de Japonais rencontrés la veille au soir au restaurant et partis dessiner avec leur professeur. Ce n'est pas gagné : il n'y a pas âme qui vive à la ronde. Nous commençons notre marche, enchantés par la beauté du lieu et la longue randonnée qui s'annonce.
A peine avons-nous parcouru une centaine de mètres que nous apercevons une cabane. A l'intérieur, derrière la porte entrouverte, des centaines de fromages alignés sur des claies. Nous avançons. Une ombre s'affaire. Elle s'approche. Sur le seuil apparaît... une Japonaise avec un énorme fromage dans les bras. Bottes et lourd tablier de caoutchouc. Elle est avenante, souriante. Nous la prenons d'abord pour une touriste. De nombreux Japonais apprennent à fabriquer le fromage lors de leur séjour dans l'Oberland bernois. Mais non, elle nous dit que cela fait neuf ans qu'elle fabrique le berner Alpkäse. Chaque année elle fait la saison d'été, de juin à octobre. Autrefois elle était ingénieur en informatique chez Fujitsu. A Tokyo. Bruno et moi échangeons un rapide coup d'oeil. Trop beau pour être vrai ! En plus elle parle anglais.
Elle nous dit qu'elle vit de l'autre côté du col, à quelques kilomètres de là. Elle s'occupe des vaches. Elle adore cette vie. Son mari, Arne, est Allemand. Elle l'a rencontré à Berlin. Cette année il fait la saison avec elle. C'est la première fois. D'habitude elle vient seule. Spontanément, elle nous invite à venir les voir, le soir même, si nous voulons. Cela nous permettra d'assister à la traite. " Nous vivons dans une petite cabane, avec les vaches. " Satomi nous précise qu'il faudra dormir là haut car après six heures du soir il n'y a plus aucun moyen de transport. " Chez nous c'est trop petit mais vous pourrez dormir chez le voisin, il y a deux lits. " Parfait. Nous viendrons. " Prenez le car direction Alpigen. Passez le col de la "Grosse Scheidegg" et descendez à l'arrêt Bidem. Remontez comme si vous retourniez sur vos pas. Passez la rivière, prenez le chemin sur la gauche, suivez le. Vous arrivez à une barrière pour les vaches. Passez la, continuez, et là, je vous verrai. " Satomi nous indique ensuite le chemin pour rentrer à Grindelwald. " Ne quittez pas la route c'est dangereux à cause des glissements de terrain, " nous prévient-elle. L'on se dit au revoir et nous commençons notre descente avec l'espoir de tomber sur le maître de dessin et ses élèves.
Mais au pied de la paroi majestueuse du Wetterhorn, nous oublions bien vite les touristes invisibles. Wetterhorn... Belle consonance. La corne du temps... Des nuages bas cachent la cime des montagnes. Le silence total s'est fait autour de nous. Bruno aperçoit des plaques blanches, très loin, au pied de la paroi. Il veut aller toucher la neige. Nous quittons le chemin. Tout en bas, nous apercevons la vallée et Grindelwald, minuscule. Errances. Puis nous regagnons la route et reprenons notre marche tranquille. Soudain un bolide silencieux, lancé à vive allure, nous dépasse puis freine brutalement. L'énergumène ôte ses lunettes de course. C'est Jasmin ! Short et casque de cycliste. " Alors vous voyez comme c'est beau ! " Nous ne pouvons qu'acquiescer et nous lui annonçons fièrement que le soir même nous retournons dormir là-haut, chez une Japonaise qui fabrique du fromage. Elle doit vraiment nous prendre pour des fous. Elle nous souhaite une bonne descente et repart, aussi vite qu'elle est arrivée, sur son VTT.
Dix-neuf heures. Une nouvelle fois le car nous dépose au col. Il ne va pas plus loin. Pas un chalet en vue. Pas âme qui vive. Sentiment d'isolement total. Les derniers rayons du soleil enflamment les crêtes. Dans deux heures, tout au plus, il fera nuit. Le car vient de repartir. Aucune idée sur le temps qu'il nous faudra pour arriver chez Arne et Satomi. Un silence pesant nous enveloppe. Je songe à la fameuse scène du film " Mort aux trousses ", même si le relief n'a rien à voir. Combien de temps nous faudra-t-il pour regagner Grindelwald à pied si nous ne trouvons pas leur cabane ? Cinq, six heures peut-être. Dans la vallée, on nous a prévenus : " Ici l'auto-stop ne marche pas. Les fermiers du coin sont très spéciaux... "
Le Wetterhorn est toujours là, imposant, immuable, bienveillant. Nous marchons, subjugués par la majesté des cimes et par le silence qui appelle à l'éternité. Le soleil a disparu derrière les crêtes. Le ciel est limpide, l'atmosphère légère. Un grondement lointain, immense et inquiétant, vient perturber cette quiétude. Le glacier craque... Puis le silence à nouveau. La rivière... Le chemin... La barrière... Deux masures sur l'alpe : celle d'Arne et Satomi, et, cinq cent mètres après, celle du voisin, probablement. Satomi au loin... A quelques mètres d'elle, un homme. Arne sans doute. Ils achèvent juste de faire sortir les vaches. Les marmottes lancent leurs derniers petits cris avant la tombée de la nuit. Elles se tiennent debout, non loin de la cabane. Les cloches des vaches tintent allègrement. Arne semble embarrassé : " Le voisin est parti. Je ne sais pas où il est... Il ne devrait pas tarder. " La nuit commence à nous envelopper.
Leur habitation consiste en une étable adossée à une cabane sommaire. L'étable jouxte la cuisine qui donne dans une petite chambre, seule pièce à peu près propre de l'habitat. Dans la cuisine, un chaudron de plus de 300 litres sert à fabriquer le fromage. De la paille jonche le sol détrempé. Un mulot traverse la pièce. Satomi referme la porte de la cuisine. " Sinon les vaches entrent, " explique-t-elle. Devant l'évier, un tuyau d'arrosage. C'est là qu'ils se douchent. A même le sol. Les WC sont à l'extérieur. Un trou entouré de quatre planches. Dehors, devant la cuisine, les cochons fouinent, grognent, puent. Cela fait trois jours que le couple s'est installé ici. Auparavant ils étaient plus haut sur l'alpage mais les intempéries les ont chassés. Leur cabane a été atteinte par une coulée de boue en pleine nuit.
Par la croisée légèrement embuée, la présence du Wetterhorn est rassurante, la vue saisissante. Dehors souffle un vent froid. Pendant que je parle avec Satomi, Arne et Bruno partent faire un tour du côté de chez le voisin. Satomi a la voix douce et enjouée. Avec son visage légèrement tanné, ses yeux francs et rieurs et ses pantalons crottés jusqu'aux fesses, on pourrait la prendre pour une Tibétaine. Elle semble heureuse, sereine. Tout semble la ravir ici. Comme je la comprends... Je me prends à rêver, comme elle, de cette vie simple... traire les vaches... fabriquer le fromage... contempler la montagne... quiétude, sérénité... vivre au rythme du soleil et des bêtes...
Vingt heures trente. Satomi tombe de fatigue. C'est l'heure à laquelle le couple se couche d'habitude. Chaque matin, lever à cinq heures. Une heure de méditation, traite des vaches, fromage, ... traite des vaches à nouveau, le soir. Des journées harassantes. Arne et Bruno réapparaissent. Le voisin n'est toujours pas rentré. D'après Arne, il est parti boire au café. Comment faire ? Satomi trouve la solution : " Vous allez dormir dans l'étable ! " Nous éclatons de rire. Pas le choix de toutes façons. Arne et Bruno se mettent au travail et commencent à aligner des bottes de paille dans la stalle. Voilà, nos couches sont prêtes. Je teste la mienne. Jamais rien vu d'aussi confortable. Satomi disait vrai, on dort mieux sur la paille.
Nuit magique. Inquiétante. De mon lit je vois les étoiles. Soudain on entend tirer des coups de feu quelque part. Peut-être le voisin qui rentre, éméché... Cela dure un moment, puis tout se calme. Les cochons furètent et grognent autour de l'étable. Raffut incessant. Par les battants des portes restés entrouverts, un croissant de lune apparaît. Rayons de l'astre sur ma couette. Cadeau céleste. Nuit blanche.
Six heures du matin. Satomi ouvre les portes de la grange. Place aux vaches. Nous avalons rapidement et en silence un bol de café noir puis nos hôtes se dirigent vers l'alpe. Un long cri dans la montagne : " koooooommmmm ! " C'est Satomi qui appelle ses bêtes. Arne est déjà loin, de l'autre côté de la rivière. Une à une, les vaches se dirigent tranquillement vers l'étable pour la traite. Les cloches s'affolent. La silhouette sombre et dentelée du Wetterhorn se détache dans la clarté naissante de l'aube. Le croissant de lune s'estompe tout doucement. Dans l'affairement du matin, nous leur faisons nos adieux avant de nous lancer sur le chemin du retour. Nous devons avoir rejoint Grindelwald pour dix heures... Il nous faut encore monter à la chapelle du First achever un reportage avant le départ pour Paris, dans l'après-midi. Oui, c'est déjà terminé...
Seize heures. Interlaken, Bâle, Zürich. Quai de gare. Retour à la civilisation. Heure de pointe. Hébétée. Déracinement. Arrachement. Sentiment qui s'immisce sournoisement. De plus en plus précis. De plus en plus poignant au fur et à mesure que nous nous éloignons. Satomi avait évoqué le choc qu'elle éprouvait quand elle descendait en ville. C'est exactement ça. Le choc.
Aéroport de Zürich. J'avance. Automate. Dans le sillage de Bruno. Files d'attente. Gens qui se pressent se bousculent parlent fort. Embarquement. Arrachement encore. La nuit tombe. Une dernière photo à travers le hublot. Retour inéluctable. Impuissance. L'hôtesse nous sert une coupe de Champagne.
Je ne veux pas. Je ne veux pas partir. Je ne veux pas rentrer. Je ne veux pas... Nooooonnn !!!!!!!!!
Roissy. Descente d'avion. La passerelle. Bruno m'avoue qu'il a eu l'impression d'être allé au bout du monde. Moi aussi... Pourtant, l'un comme l'autre, nous avons beaucoup voyagé.
RER. Je m'éveille peu à peu. Un doux rêve est passé. Gare du Nord. Bruno descend. Je t'appelle demain. Denfert... Je sors. La pluie. La nuit. Je marche. L'asphalte luisante du trottoir. Ca ne va pas. Que m'arrive-t-il ? D'habitude je suis plutôt contente de retrouver Paris.
Deux mois ont passé. La vie a repris son cours. Je relis ces lignes et décide de n'en rien changer. Je me demande encore ce qui m'est arrivé là-haut. Sans doute l'appel de la montagne magique...
Texte et Photos © Sylvie Lasserre
BRAVISSIMO TRES AGREABLE EXTRAORDINAIRE .....
IL FAUT Y REPARTIR DES QUE POSSIBLE
Rédigé par : silvia | 08/09/2008 à 17:12
Bravo Bravo Bravo! La Suisse pays iddylique? J'espère que bientot vous reviendrez! Un suisse.
Rédigé par : Yves | 13/06/2007 à 21:10
ben là je suis sous le charme... honnêtement, j'ai rarement lu quelque chose d'aussi sympathique sur mon pays de la part d'un oeil... français. Merci Sylvie!
Rédigé par : Laurent | 25/09/2006 à 13:18
Merci bien Sylvie de ton reportage sur les montagnes Suisses. Habitant tout près de nos voisins, tu ce que tu décris est d'une exactitude implacable. Le retour au train-train quotidien est assez difficile et je te comprends. Mais si l'appel de la montagne est plus fort, n'hésite pas un moment à retourner dans les pâtures Suisses ou Savoyardes. Le club Praz-Montagne, dont je suis membre, organise toutes les 2 semaines des randonnées de niveau facile à sportive.
N'hesite pas à nous contacter si tu passe par la Suisse, ce sera avec joie de te faire nos montagnes.
Jean-Marc.
Rédigé par : Jean-Marc | 18/03/2006 à 10:43
Ils sont affreux!! Ils ont massacrés un jeune cheval pour... pour quoi? Vous pouvez me le dire!! POUR UN SACRIFICE A LA NOIX !! Et encore je reste poli. Qu'ils aillent au diable!! Moi aussi je ne vais pas me gêner pour les sacrifier !!!
Rédigé par : Luna | 10/02/2006 à 22:53
Je serai interessé de connaitre tes démeulés avec la surete nationale marocaine
Rédigé par : Goodman | 04/11/2005 à 02:02
Trés trés beau récit. On se croirait vraiment télétransporté d'un seul coup dans ses montagnes suisses.
Merci.
Rédigé par : Hicham | 02/11/2005 à 14:30
"la montagne magique" beau roman de Thomas Mann votre reportage sur la Suisse correspond à ce que je connais de ce pays de montagnes et de vertes prairies, pays de Heidi et de souvenirs...
Rédigé par : double je | 30/10/2005 à 13:56